Décidé à redorer un blason de l'exécutif quelque peu défraîchi par les temps actuels, le ministre de la Police, à l'annonce de la Tournée Le Mur de Dieudonné M'bala M'bala, dit Dieudonné, avait proclamé le 27 décembre qu'il étudiait la possibilité de l'interdire.
Pour contourner l'obstacle de la Loi et de la jurisprudence administrative c'est simple : Invoquer le trouble à l'ordre public que susciterait le spectacle ! Quelques jours plus tard, le 6 janvier, il promulgue une circulaire enjoignant aux maires, garants de l'Ordre public sur leurs communes, d'interdire le spectacle et aux préfets de s'y substituer en cas de défaillance.
Jeudi 9 janvier au matin, se tenait l'audience du Tribunal Administratif de Nantes pour juger la légalité de l'arrêté du préfet, interdisant le spectacle du dit Dieudonné, le soir même au Zenith, conformément à la circulaire. Le maire socialiste de Saint-Herblain avait, en parfait Ponce Pilate, renvoyé la patate chaude, refusant de prendre une décision.
Chacun pensait que le juge administratif, soucieux du respect de la liberté d'expression, censurerait la décision, ce qu'il décidait à 14 heures.
Le jour même à 17 heures, le Conseil d'État siégeait en appel, avec une précipitation sans précédent historique. Deux heures plus tard annulait la décision du Tribunal de Nantes et validait donc l'interdiction préfectorale.
La représentation n'a pas eu lieu, alors que les spectateurs étaient déjà sur place, largement encadrés, qu'on se rassure. Je ne pleurerai pas sur le manque à gagner de Monsieur M'bala' M'bala, qui fait son beurre avec son humour nauséabond, et des « quenelles » à la justice qui le condamne, en organisant son insolvabilité pour ne pas payer ses amendes.
Pas plus de compassion pour ceux qui ont gaspillé leur argent en achetant des billets pour un spectacle avorté : qu'ils assument leur appétence pour le parfum vénéneux du scandale !
Il y a autrement plus grave dans ce « pas de deux » entre le ministère de la Police et la Juridiction administrative.
La démocratie est encore régie sur le territoire de la République française par 3 principes :
Il s'en déduit que lorsque est caractérisé un abus de la liberté d'expression, c'est au Tribunal correctionnel et à lui seul d'en juger, après que les faits aient été commis et constatés. C'est ce qui s'est produit jusqu'à présent en ce qui concerne Dieudonné.
Les maires et les préfets ont la responsabilité de la paix publique, donc de prendre les mesures pour empêcher les troubles, les violences, les émeutes, en bref, protéger les citoyens dans leurs personnes et leurs biens, leur liberté d'aller et venir. Le contrôle de leurs décisions relève du Tribunal administratif et en appel du Conseil d'État. En cas d'urgence, le juge peut statuer en référé en procédure d'urgence.
Au delà du fait qu'elle va considérer que la parole dans un spectacle payant en salle fermée peut générer des troubles à l'ordre public, la motivation est alarmante, je cite : au regard du spectacle prévu, tel qu'il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale, relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes, ne suffisent pas à écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la déclaration des droits de l'Homme et du citoyen et par la tradition républicaine.
Elle valide donc l'interdiction préfectorale prise pour « éviter que des infractions pénales soient commises » (…) « en se fondant sur les risques que le spectacle projeté représentait pour l'ordre public et sur la méconnaissance des principes au respect desquels il incombe aux autorités de l'État de veiller… »
Il est clair dans cette motivation que, ce que l'on empêche, ce n'est pas un risque d'émeute, de violences ou d'affrontement, mais bien que soient tenus des propos, aussi condamnables soient-ils.
Pour ce faire, on en arrive, au nom de l'Ordre Public, à interdire la parole, par une mesure de police administrative émanant de l'Autorité gouvernementale, en dehors des principes constitutionnels, conventionnels et légaux qui ne permettent que la sanction a posteriori et réservent cette mission au Juge judiciaire constitutionnellement gardien des libertés.
C'est donc clairement la résurrection du droit de censure politique par le pouvoir exécutif, par contournement des normes légales en vigueur.
Jouant le " Pompier de service ", Monsieur Sauve, vice-président du Conseil d'État, nous explique dans un grand quotidien ce soir que ce n'est qu'une ordonnance de référé qui n'a pas valeur de chose jugée, que ce n'est qu'une réponse exceptionnelle à une situation exceptionnelle.
Il existe ce soir samedi deux décisions dans le même sens prise par deux Hauts Magistrats différents. Les motivations posées sont plus qu'inquiétantes :
Elles réfèrent :
Depuis la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en 1789, la liberté d'expression est proclamée sur le territoire français, même s'il a fallu attendre près d'un siècle, la loi du 29 juillet 1881 pour qu'elle devienne réalité.
Le principe de ces textes est celui de la liberté sauf à franchir les limites normales dans une société démocratique : l'appel à la violence ou à la haine, l'injure ou la diffamation et, depuis 1972 et la loi Pleven (un Breton mais oui !) le racisme et la discrimination.
Aucune censure préalable ne peut être mise en oeuvre, sauf par le Juge civil en cas d'atteinte grave à la dignité ou à la vie privée d'une personne.
Le Tribunal de Grande Instance en matière correctionnelle et accessoirement civile est seul compétent pour juger et sanctionner les abus après qu'ils aient été commis et constatés.
En clair, le pouvoir exécutif n'a aucun droit d'intervenir pour interdire un discours, un spectacle ou une publication quelle qu'elle soit, même illégale, sauf à demander à la Justice de les poursuivre après.
Aujourd'hui, au prétexte des dérives avérées et répétées d'un provocateur connu, le ministre de la Police, trouvant la Justice insuffisamment efficace, a pris l'initiative d'ordonner par une circulaire au nom de l'ordre public aux maires et aux préfets qui en sont responsables d'interdire dans leur territoire les spectacles programmés.
Soit les maires se sont défilés, soit ils l'ont fait, soit les préfets ont pris le relais. L'homme de spectacle a recouru contre ces interdictions. Après une dérobade du Tribunal de Pau pour une question de compétence, jeudi dernier, le Tribunal de Nantes a annulé la décision du préfet, conformément à la jurisprudence habituelle en la matière.
Quatre heures plus tard, le Conseil d'État jugeant en appel a annulé la décision du Juge de Nantes.
Autrement dit la plus Haute juridiction administrative vient de valider le rétablissement de la censure par le gouvernement avant même que l'infraction alléguée ait été commise.
Le Conseil d'État chargé de contrôler au plus haut niveau les actes du Gouvernement a validé cette pratique en énonçant des critères plus que flous, ouvrant pour l'avenir cette possibilité au ministre de la Police d'interdire un discours, une manifestation un spectacle, uniquement en raison des propos qui vont être tenus.
Ce précédent permettra désormais au Pouvoir politique d'interdire l'expression pour des motifs qui pourront dériver vers des critères politiques au travers des notions de "respect des Droits de l'Homme, notamment", de "cohésion nationale", de " tradition républicaine " et plus généralement de "méconnaissance des principes au respect desquels il appartient aux autorités de l'État de veiller ".
Quelle application de ces principes fera demain un Pouvoir en état de faiblesse comme l'actuel, ou un autre qui fera jouer le muscle autoritaire ?
Pourra-t-on encore s'affirmer breton, corse, basque, occitan, fidèle d'une croyance ou religion quelle qu'elle soit, sans atteindre à la "cohésion nationale" ? Pourra-t-on encore revendiquer plus de liberté et de droits collectifs sans attenter à l'unité et à l'indivisibilité de la république, notions chères au Conseil d'État, cerbère de l'État jacobin ?
Demain pourra-t-on encore enseigner dans les langues dites " régionales " et même les parler publiquement sans porter atteinte à la cohésion nationale et à l'article 2 de la Constitution qui proclame La langue de la République est le français, principe fondamental de la République ?
A l'issue de cet épisode politico judiciaire , Monsieur Valls proclamait en apprenant la décision du Conseil d'État : "C'est une victoire pour la République".
Non monsieur Valls, c'est une défaite grave pour la liberté d'expression, une atteinte majeure à la démocratie et aux droits de l'homme, dont vous portez la resposabilité.
Tout cela pour un coup politico-médiatique dont l'ensemble de vos concitoyens supporteront plus tard les conséquences.
Pour reprendre la célèbre lapalissade de feu l'humoriste Pierre Dac : "Quand les bornes sont franchies, il y a plus de limites !"
A moins que monsieur Valls ne préfère le mot prêté à Louis XV, éminent personnage de l'Histoire de la république : "Après moi le déluge".
Au delà de cette rodomontade institutionnelle contre une caricature d'humoriste détestable, et de son résultat, que chacun, dans cette société de surveillance et de sécurité, réfléchisse à ce que sera demain sa liberté de dire.
Yann Choucq