



Figure méconnue du Trégor, Pierre Taupin (1753-1800) incarne les déchirements de la Révolution en Bretagne. Valet d’évêque, époux d’une martyre, déporté au bagne de Cayenne puis chef chouan, il traverse la tourmente avec une fidélité farouche et un courage tragique. Son destin, entre histoire et légende, demeure l’un des plus saisissants du pays de Tréguier.
Introduction
Il est des figures qui échappent aux manuels et aux grandes synthèses historiques, mais dont la mémoire subsiste dans les villes et les campagnes où elles vécurent. À Tréguier, petite capitale spirituelle du Trégor, le nom de Pierre Taupin (1753-1800) flotte encore comme un écho mystérieux. Valet d’évêque, époux d’une martyre, condamné au bagne de Cayenne, évadé au prix d’une odyssée, chef chouan enfin, mort au combat, Taupin fut tour à tour personnage de chair et figure de légende. Son destin, incroyable, dit à sa manière la violence des années révolutionnaires dans une petite ville de Bretagne. Mais il dit aussi la fidélité, la révolte, et l’incroyable obstination d’un homme que rien n’a jamais brisé.
I. Tréguier, cité épiscopale en révolution
À la fin du XVIIIe siècle, Tréguier sommeille encore à l’ombre de sa cathédrale. Les ruelles pavées descendent vers le Jaudy, bordées de maisons sombres aux pignons de granit. Le cloître sent l’encens, les couvents abritent des processions discrètes. Ernest Renan, enfant du pays, parlera plus tard d’un lieu « comme un monastère où rien, nul bruit ne rentre » [1].
Dans ce décor recueilli, l’évêque Augustin-René-Louis Le Mintier règne en silhouette austère, entouré de chanoines et de clercs. Le Martray, grande place au cœur de la ville, bruisse des conversations des notables, magistrats et négociants. Tréguier respire encore le temps long des petites cités religieuses.
Puis 1789 éclate, et la paix se déchire. L’évêque doit fuir, les prêtres réfractaires deviennent gibier de chasse, les couvents se vident. Dans ce bouleversement surgit un nom qui glace les familles : Charles Le Roux-Cheffdubois, avocat de talent, tribun au verbe acéré, bientôt président du tribunal criminel de Lannion [2]. Républicain ardent, Cheffdubois devint bientôt le visage même de la loi nouvelle : inflexible, méthodique, sans remords apparent. Esprit agile et ambitieux, il sut comprendre très tôt de quel côté soufflait le vent et s’y plier avec une élégance prudente. Dans le sillage du pouvoir jacobin, il se fit l’un de ses instruments les plus efficaces — et les plus redoutés. Là où il passait, la justice prenait des allures d’exécution.
II. Ursule Taupin, martyre de Tréguier
C’est dans cette atmosphère que se joue le drame des Taupin. Pierre, fidèle valet de chambre de l’évêque Le Mintier, a suivi son maître en exil à Jersey dès 1792. Restée seule à Tréguier, son épouse Ursule tente de nourrir cinq enfants en vendant confiseries et liqueurs. Mais elle est marquée au fer: « femme d’émigré ». Ses biens sont saisis, la misère l’écrase.
Et pourtant, malgré la faim et la peur, elle demeure fidèle à ce qu’elle croit juste. Dans sa petite maison attenante au Martray, elle offre refuge à deux prêtres réfractaires, l’abbé Lageat et l’abbé Le Gall. Un choix de cœur et de conscience, qui allait sceller son destin. Le 29 avril 1794, une dénonciation arrive au tribunal :
« Je soussigné, Guillaume Salaun, sans-culotte de la commune de Brélévenez… je dénonce qu’il y a des ex-prêtres déportés dans une maison en la ville de Tréguier… » [3].
Quelques jours plus tard, la porte vole en éclats sous les crosses du bataillon d’Étampes. Ursule est arrêtée, ses enfants arrachés d’elle et dispersés dans les hospices.
Le procès se tient à Lannion. Face à Cheffdubois, la femme se tient droite, digne. Elle ne cède rien. Les minutes du tribunal rapportent ses réponses simples et terribles :
– « Oui, monsieur. Je les recelais pour le bien. »
– « Toujours, monsieur », quand on lui demande si elle persiste.
Et enfin, comme un coup de tonnerre : – « Absolument. Ma religion est la première et la seule cause de mon opinion. » [4]
Le 4 mai 1794, la place du Martray est noire de monde. Paysans venus des campagnes, artisans en sabots, enfants hissés sur des épaules, tous attendent. La guillotine se dresse au pied de la cathédrale.
Ursule monte les marches sans trembler, vêtue d’un simple corsage blanc piqué de cinq fleurs, symbole muet de ses cinq enfants sacrifiés à la tourmente. Tandis que le silence du matin s’appesantit sur la place, elle fait face à la foule, bénit ses enfants d’une voix claire. On la conduit jusqu’au dernier seuil, sans qu’un tremblement ne passe sur son visage — seul le vent semble frémir pour elle. On dit qu’elle priait encore quand le couperet s’abattit. Un murmure parcourut la foule, mélange d’effroi et de respect.
Ce jour-là, beaucoup ne virent pas mourir une coupable, mais naître une martyre.
III. La vengeance et la légende
Deux ans passent. Les cloches ont recommencé à sonner, mais la mémoire des suppliciés pèse encore. Le 30 mai 1796, une rumeur éclate : Cheffdubois a été retrouvé dans son lit, criblé de balles. Très vite, un nom s’impose : Pierre Taupin.
Nul ne l’a vu, nul ne le prouve. Mais on jure l’avoir aperçu la nuit, silhouette pressée contre les murs, longeant le Jaudy, ombre furtive dans les landes. « Taupin est revenu… » se chuchote-t-on dans les presbytères et les tavernes du pays.
La rumeur enfle, gagne les mairies, les garnisons. Et voici qu’un homme est pris. Les soupçons se confirment : c’est bien Taupin. On le transfère à Rennes, devant le tribunal criminel. Le 22 décembre 1797, il est condamné à la déportation au bagne de Cayenne.
Le fantôme devient forçat.
IV. Cayenne : la descente aux enfers
Le 12 mars 1798, à Rochefort, on enferme 194 condamnés dans la cale de la frégate La Charente. Des prêtres en soutane déchirée, des voleurs, des révoltés… et Pierre Taupin parmi eux. La puanteur des corps, les chaînes qui entaillent la peau, les rats qui grouillent dans l’ombre : tout annonce déjà l’enfer.
Un navire anglais attaque au large de la Gironde, dans les eaux sous blocus. Le bâtiment français, surpris en mer, est capturé après une brève canonnade. Les prisonniers sont transférés sur La Décade, l’un des pontons de détention de Rochefort. S'ensuivent quarante-sept jours de cauchemar : eau saumâtre, scorbut, chaleur suffocante. Des dizaines meurent et sont jetés par-dessus bord.
Le 26 juin 1798, enfin, Cayenne. Mais ce n’est qu’un seuil. On expédie les survivants à Sinnamary, colonie perdue dans la mangrove. Là, la fièvre emporte les plus faibles, les serpents surgissent sous les pas, les moustiques dévorent les chairs. Beaucoup n’y survivent pas [6].
Taupin, lui, se cramponne à une idée fixe : revenir. Ce qui le tient debout, ce n’est ni la faim ni l’instinct de survie, mais la volonté d’un retour. Revenir au pays. Revoir Tréguier. Et frapper ceux qui lui ont pris sa femme, sa maison, ses enfants. Cette haine nourrie de douleur devient sa force. C’est elle qui le garde vivant dans les marécages de Sinnamary.
V. L’évasion des treize
Mai 1799. Dans la moiteur du bagne, treize hommes décident l’impossible. Après avoir déjoué les garde-chiourmes, ils gagnent une barque et s’abandonnent au fleuve. Mais le courant les entraîne vers l’estuaire, trop fort pour leurs bras : le fleuve les trahit, les jetant sur les récifs où l’embarcation se disloque. De la fuite naît l’errance, dans la jungle.
Six jours. La faim qui creuse, la soif qui ronge, les moustiques comme des nuées de flammes. Certains s’allongent pour mourir. D’autres délirent. Taupin, lui, serre les dents, avance, entraîne les autres.
Puis, miracle. Une tribu amérindienne les découvre. Nourris, soignés, guidés, ils atteignent une colonie anglaise. Quelques semaines plus tard, ils embarquent pour l’Europe. Treize s’étaient évadés. Six seulement revinrent. Taupin en était.
Dans le Trégor, on n’en croit pas ses oreilles. On le pensait mort à Cayenne. Il réapparaît, plus sombre, plus décidé. Comme un revenant.
VI. Le chef chouan
Été 1799. L’Ouest s’embrase : la troisième chouannerie bat son plein. Taupin, auréolé de son évasion, rallie des paysans, d’anciens soldats, des jeunes exaltés. Sous les ordres de Guillaume Jean Joseph de Keranflech, dit « Jupiter », il commande une troupe entre Guingamp et Tréguier [7].
On le craint. Les colonnes républicaines sont harcelées, les villes s’alarment. Lannion, Guingamp, Morlaix se barricadent. « La bande à Taupin » rôde dans les landes, invisible, insaisissable.
Au début de l'année 1800, il mène ses hommes à la victoire au combat de Restmeur, près de Pommerit-le-Vicomte. Le nom de Taupin se répand comme une bannière : pour les chouans, il est un héros.
VII. Mort au Menez-Bré
10 février 1800. Le Menez-Bré, colline mythique du Trégor, se dresse sous un ciel bas. Le vent hurle dans les ajoncs.
Soixante conscrits bleus tiennent les talus, armes levées. En face, une trentaine de paysans, guidés par Taupin, attendent le choc. Le combat éclate à l’aube. Tirs secs, fumées qui s’accrochent aux haies, cris d’attaque, et bientôt le corps-à-corps brutal dans les champs détrempés.
Les républicains plient, refluent vers Louargat. Taupin, toujours en avant, haranguant ses hommes, tombe soudain, frappé d’une balle en pleine poitrine. Ses chouans l’entraînent jusque dans le cimetière voisin de Tréglamus. Quelques heures plus tard, il meurt, sur cette terre du Trégor qu’il avait voulu revoir, et qu’il ne quittera plus.
Avec lui s’éteint une légende : le « revenant de Cayenne », l’homme que rien ne semblait pouvoir briser.
Ce soir-là, le vent court sur la lande nue, et la colline, comme fatiguée, semble baisser la tête.
Conclusion
Ainsi s’acheva la vie de Pierre Taupin : forgé par la servitude, brisé par l’exil, grandi par la guerre, il s’éteignit sur la lande bretonne. Un destin qui étonne encore, et dont on s’étonne surtout qu’il soit si peu connu. Dans les livres d’histoire, il n’apparaît guère.
Mais dans le Trégor, au détour d’une place, d’une plaque, d’un récit de veillée, le fantôme de Taupin hante encore Tréguier.
On raconte même que, dans le Trégor d’autrefois, les veillées n’invoquaient guère le « père fouettard ». Aux garnements, on lançait plutôt : — « Prends garde ! Si tu n’obéis pas, Taupin et sa bande viendront te chercher… »
Ainsi, les soirs d’hiver, au coin du feu, on disait encore son nom : une ombre du pays, perdue entre l’histoire et la légende.
Notes
[1] Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, 1883.
[2] Georges Lenôtre, « Taupin » dans Bleus, Blancs et Rouges, Perrin, 1913.
[3] Archives départementales des Côtes-d’Armor, L 192, dénonciation de Guillaume Salaun, 1er floréal an II.
[4] Affaire Marie-Ursule Taupin, minutes du tribunal criminel des Côtes-du-Nord, 13 floréal an II (2 mai 1794).
[5] Décret de déportation du tribunal criminel de Rennes, 22 décembre 1797.
[6] Bernard Gainot, Histoire du bagne de Cayenne, Perrin, 1991.
[7] Charles Doursenaud, Le sang des Cent-Jours : un épisode de la chouannerie en Trégor, Le Fou de Bassan, 12 avril 2007.
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