Au début du mois de décembre, plusieurs médias britanniques ont relayé l’annonce : des linguistes d’Aberystwyth University, sur la côte ouest du pays de Galles, se lancent dans la rédaction du premier dictionnaire complet des langues celtiques anciennes de Grande-Bretagne et d’Irlande. Le projet, dirigé par le Dr Simon Rodway, s’étendra sur trois ans grâce à un financement de la fondation Leverhulme.

À l’université galloise d’Aberystwyth, le linguiste Simon Rodway lance un chantier inédit : réunir plus d’un millier de mots celtiques attestés entre l’Antiquité et le haut Moyen Âge pour dresser le premier dictionnaire complet des langues celtiques anciennes de Grande-Bretagne et d’Irlande. Un travail qui intéressera aussi la Bretagne, où le breton est l’un des derniers héritiers de ces langues.

Au début du mois de décembre, plusieurs médias britanniques, dont The Guardian, ont relayé l’annonce : des linguistes d’Aberystwyth University, sur la côte ouest du pays de Galles, se lancent dans la rédaction du premier dictionnaire complet des langues celtiques anciennes de Grande-Bretagne et d’Irlande. Le projet, dirigé par le Dr Simon Rodway, s’étendra sur trois ans grâce à un financement de la fondation Leverhulme.

Une ambition linguistique

L’ambition n’est pas de produire un gros dictionnaire : la matière conservée est maigre. Les chercheurs estiment toutefois pouvoir rassembler plus de 1 000 mots, attestés entre environ 325 avant notre ère et l’an 500. On y trouvera les traces des langues celtiques parlées dans les îles Britanniques à l’époque pré-romaine, puis sous la domination romaine, jusqu’aux premiers siècles du christianisme.

Contrairement au latin ou au grec, ces langues celtiques anciennes ne nous sont pas parvenues sous forme de littérature continue. Les linguistes doivent travailler à partir de fragments : des récits historiques et militaires, comme ceux de Jules César sur ses campagnes en Gaule et en Bretagne, des documents administratifs de la période romaine en Grande-Bretagne (correspondances de soldats, listes, comptes) où surgissent çà et là des noms celtiques, quelques rares inscriptions en langue celtique provenant de la Bretagne romaine, et surtout des noms de lieux, de peuples ou de personnes conservés dans des textes grecs et latins.

Une portée historique

Une autre source majeure se trouve dans les inscriptions en alphabet oghamique, ce système de traits gravés sur la pierre, le métal, l’os ou le bois, attesté notamment en Irlande et dans le sud-ouest de la Grande-Bretagne. Ces pierres, souvent funéraires, donnent des noms propres et parfois des formules plus complexes, précieux indices pour reconstituer la phonologie et la morphologie des langues en question.

Les chercheurs illustrent volontiers leur démarche par un exemple simple mais parlant : le mot « mer ». En gallois moderne, on dit « môr » ; en vieil irlandais, « muir ». Ces deux formes renvoient à un élément celtique plus ancien, *mori-, que l’on retrouve dans des toponymes antiques comme Moridunum, ancien nom de Carmarthen, ou Morikambe, à l’origine de Morecambe. Ce type de correspondance permet de faire le lien entre formes anciennes et langues modernes.

En rassemblant systématiquement tous les mots et noms celtiques attestés dans les sources classiques, les inscriptions et les pierres oghamiques, l’équipe d’Aberystwyth espère dresser une sorte de carte du paysage linguistique des îles Britanniques à l’aube de l’Histoire. Ce dictionnaire doit montrer à la fois la diversité des langues celtiques anciennes de Grande-Bretagne et d’Irlande et les liens qui les unissent aux langues celtiques actuelles : gallois, irlandais, gaélique écossais, mannois, cornique et breton.

L’enjeu dépasse largement la linguistique : une meilleure datation et une meilleure compréhension des noms de lieux et de personnes intéressent aussi les historiens, les archéologues et les spécialistes de génétique des populations, qui croisent désormais données génétiques et toponymie ancienne pour reconstituer les mouvements de peuples. Le projet prévoit la mise à disposition d’une version en ligne et d’une version imprimée du dictionnaire, ce qui devrait le rendre accessible aux chercheurs mais aussi au grand public dans les différents pays celtiques.

Le responsable scientifique du projet, Simon Rodway, est loin d’être un inconnu dans le milieu des études celtiques. Né à Édimbourg, il a étudié les études celtiques et soutenu une thèse en moyen gallois à Aberystwyth, où il enseigne depuis 2003 après un passage par l’université nationale d’Irlande à Galway. Il est aujourd’hui maître de conférences au Department of Welsh and Celtic Studies d’Aberystwyth et rédacteur en chef du Journal of Celtic Linguistics, revue de référence dans le domaine. Ses domaines de recherche couvrent le moyen gallois, les manuscrits médiévaux gallois, l’ancien et le moyen irlandais et, plus largement, la philologie celtique.

On lui doit notamment plusieurs travaux sur les inscriptions oghamiques, ces textes extrêmement difficiles à interpréter. Il a par exemple consacré des articles aux inscriptions dites pictes d’Écosse ou à la fameuse pierre de Buckquoy, dans les Orcades, en combinant compétences linguistiques et examen minutieux du support archéologique. Dans ces études, il n’hésite pas à remettre en cause des lectures trop séduisantes et à rappeler que la langue de certains corpus reste inconnue faute de preuves suffisantes. Ce goût pour les dossiers complexes et cette prudence face aux hypothèses trop rapides se retrouvent dans sa manière d’aborder les langues préceltiques des îles Britanniques : il insiste sur le fait que, si l’on est certain que des langues non celtiques ont été parlées dans ces régions avant et pendant la celtisation, les preuves directes manquent et les théories vont du très raisonnable au franchement fantaisiste.

Le dictionnaire s’inscrit dans un contexte plus large : Aberystwyth célèbre ces dernières années plus de vingt-cinq ans de recherches continues sur les langues celtiques anciennes. L’université a récemment organisé une conférence internationale pour faire le point sur ce quart de siècle de travaux, réunissant des spécialistes venus de plusieurs pays européens. Le nouveau projet prolonge d’importants programmes antérieurs sur les témoignages celtiques continentaux, tout en se concentrant cette fois sur les îles Britanniques.

Pour la Bretagne, ce dictionnaire des langues celtiques anciennes de Grande-Bretagne et d’Irlande n’est pas un objet lointain : il touche directement à l’histoire de la langue bretonne. Le breton est en effet une langue brittonique insulaire, apparentée au gallois et au cornique. Il a été apporté en Armorique par des migrants venus du sud-ouest de la Grande-Bretagne aux Ve et VIe siècles, dans le contexte du recul des populations celtiques face aux Anglo-Saxons. Les langues que Rodway et son équipe s’attachent à documenter sont précisément celles qui étaient parlées dans les îles avant et pendant ces mouvements de population. Mieux les connaître, c’est affiner la reconstitution du brittonique commun, ancêtre direct du breton, du gallois et du cornique. C’est aussi éclairer d’un jour nouveau certains noms de lieux et de personnes, en Bretagne comme en Grande-Bretagne, qui plongent leurs racines dans ce fonds linguistique partagé.

À l’heure où le breton est classé sévèrement menacé par l’UNESCO et où l’on se bat pour maintenir ou développer l’enseignement immersif, ce travail sur les origines lointaines des langues celtiques a aussi une dimension symbolique forte : il rappelle que ces langues, loin d’être de simples survivances folkloriques, ont derrière elles plus de deux millénaires d’histoire.

Dans quelques années, le dictionnaire des langues celtiques anciennes de Grande-Bretagne et d’Irlande devrait donc devenir un outil de référence pour tous ceux qui s’intéressent au passé des nations celtiques : linguistes, historiens, archéologues, mais aussi enseignants, militants culturels et simples curieux. Pour les chercheurs bretons, il offrira un accès facilité à un ensemble de données jusqu’ici dispersées, et permettra de situer plus précisément le breton dans la galaxie des langues celtiques, en le reliant à ses plus anciens parents attestés.